Current Issue Abstracts
Vol. 47.1 Spring 2022
ARTICLES
Introduction: Du fantôme d'amour à l'amant(e) macabre. Dans les tiroirs secrets du reliquaire du XIXème siècle
Céline Brossillon, Nathalie Prince
"L'Amour est plus fort que la Mort, a dit Salomon: oui, son mystérieux pouvoir est illimité" (Villiers de l'Isle-Adam, Œuvres complètes553). Le comte d'Athol de Véra, veuf esseulé et éploré, n'accepte pas la perte de son amour et choisit de nier la mort. "C'était une négation de la Mort élevée, enfin, à une puissance inconnue!" (558). Amour fou? Crise passagère? Folie érotique et macabre? Le comte d'Athol rejoint non seulement "le Ténébreux, le Veuf, l'Inconsolé" de Nerval (El Desdichado 239), mais encore toute une cohorte de personnages "abandonné(s)" (Villiers 561) par leur amour, qu'il s'agisse d'Hugues Viane chez Rodenbach, des tristes héros de Théophile Gautier ou ceux d'Edgar Allan Poe.
I. Contextes: histoire, philosophie, religion, sciences expérimentales et imaginaire
La Réinterprétation du thème de "la morte amoureuse" dans la littérature spirite
Stéphanie Peel
Dans la deuxième moitié du XIXe siècle émerge un nouveau courant de pensée qui va fortement modifier la vision de la mort et des rapports aux défunts : le spiritisme. Cette doctrine ésotérique, née à la suite des tables tournantes, va être érigée au rang de science philosophique par son fondateur Allan Kardec en 1857. Le courant connut un succès considérable, il apportait des réponses concrètes sur les éternelles questions de l'après-vie, aussi fut-il source d'inspiration pour bon nombre d'écrivains et de femmes de lettres. Dans cette littérature dite spirite, "l'amour est plus fort que la mort" devient plus qu'un simple thème fantastique, mais un véritable précepte permettant de prouver les théories avancées par la doctrine, un témoignage écrit servant ainsi de preuve irréfutable. Le spiritisme, en modifiant le rapport aux morts et à la mort, semble avoir fait bouger les lignes et mis au jour une nouvelle thématique littéraire : l'amour des morts. Or, la mort et l'amour semblent indissociables des figures féminines. Si bien que dans les récits mettant en scène les revenants, il semble que la figure du "mort vivant" soit le plus souvent celle de la "morte vivante". Notre communication tente de déterminer comment la doctrine, par son nouveau rapport à ces deux thématiques, a pu réinterpréter le thème de la "morte amoureuse" que ce soit sous la plume d'hommes ou de femmes spirites.
Fantastique ou pathologique: Les discours médicaux à l'épreuve de la transgression nécrophile
Amandine Malivin
Une figure aussi mystérieuse qu'inquiétante hante les recoins sombres de l'imaginaire du XIXe siècle. Qu'elle apparaisse sous les termes d'amant des mortes, de nécrophile, de violateur de cadavre ou de vampire, et en dépit de quelques variations mineures, l'homogénéité et la continuité de ses représentations est frappante durant toute la période, quel que soit le type de sources qui la mettent en scène.
Cette spécificité s'explique sans doute d'abord par le fait que cette figure s'est principalement construite à partir d'un fait divers marquant de l'année 1849 : l'affaire du sergent Bertrand, le « Vampire du Montparnasse ». Rapidement diffusé par la presse, le cas marque d'autant plus durablement les esprits que la nécrophilie, rare en soi, y trouve un de ses exemples les plus extrêmes.
Dans le sillage des journaux, médecins et auteurs en tous genres s'emparent du cas. Par des emprunts mutuels, ils façonnent et fixent durablement le nécrophile aux marges de la perversion sexuelle, de la folie et du surnaturel, dans des écrits où la limite entre fiction fantastique, fait divers romancé et étude de cas est souvent mince. Cette figure, qui bafoue les normes sexuelles et funéraires autant que la frontière qui sépare le monde des vivants et des morts, y est, elle, toujours transgressive.
L'examen des similitudes entre écrits médicaux et littéraires permet alors de mettre en lumière un rapport complexe au sujet, fait autant de fantasme et de curiosité que de crainte et d'incompréhension, et la difficulté à penser rationnellement cette altérité si particulière.
Méduse au miroir: Aimer le reflet de la morte
Valery Rion
Cette contribution s'attache à analyser les personnages féminins qui ont la particularité de ressembler à une morte, et que l'on peut qualifier de ce fait de "vénus méduséennes" – la beauté méduséenne s'incarne dans le cadre de la fiction lorsqu'un personnage féminin suscite chez un personnage masculin une forme de désir amoureux ou de fascination esthétique, favorisés par une certaine proximité avec la mort. Cette ressemblance induit une représentation ambivalente, fantomatique et empreinte d'inquiétante étrangeté que l'on peut appeler une esthétique du miroir déformant. On retrouve cette thématique que nous analysons dans des textes de Poe, de Verne, de Villiers de l'Isle Adam, de Paul Bourget ou encore de Rodenbach, mais c'est bien dans la représentation de la Gorgone dans le Faust de Goethe que l'on trouve le pouvoir méduséen de prendre l'apparence de la femme aimée.
II. Pathologies amoureuses: études de cas affolants (Verne, Eekhoud et Maupassant)
Rencontre du dandy et de la diva: La momification réinventée dans Le Château des Carpathes de Jules Verne
Maxime Foerster
Parmi les romans de Jules Verne, Le Château des Carpathes (1892) se distingue par l'omniprésence du thème de la mort et sa déclinaison sous trois formes. Tout d'abord, à travers le personnage de Rodolphe de Gortz, aristocrate roumain vivant en reclus dans son château gothique, Verne met en scène l'alliance du dandy et du vampire, opérant la fusion de deux archétypes du XIXe siècle qui avaient trop de points en commun pour ne pas finir par s'amalgamer. La dynamique parasitaire du couple formé par Rodolphe et la Stilla, chanteuse d'opéra morte sur scène puis ressuscitée par son persécuteur fanatique, fera l'objet de la seconde perspective sur la mort. Une relecture du livre Rising Star: Dandyism, Gender, and Performance in the Fin de Siècle, de Rhonda K. Garlick, dans lequel est examiné l'évolution du couple du dandy et de la diva, et de l'essai de Walter Benjamin L'œuvre d'art à l'époque de sa reproductibilité technique, permettra d'analyser les enjeux de la momification opérée par Rodolphe pour immortaliser la voix de la prima donna et la faire remonter sur scène exclusivement pour lui et ad vitam æternam. Troisième et dernier angle, un exercice d'intertextualité montrera combien Le Château des Carpathes, en dépit de son originalité, illustre un amour de la mort en résonance avec la sensibilité décadente de son époque.
Terre, amour et morts dans L'Autre vue de Georges Eekhoud
Philippe Chavasse
Publié en 1904, L'Autre vue du Belge Georges Eekhoud est un roman qui offre une mise en scène de la mort assez proche de celle que l'on peut trouver dans la littérature fantastique. Le personnage principal, Laurent Paridael, décide de passer dans l'au-delà afin de se fondre au sol, et surtout aux hommes qu'il aime. L'Autre vue est un roman atypique, difficile à situer. Eekhoud y raconte l'errance d'un homme issu d'une famille d'industriels, qui s'attache à une bande de voyous des quartiers interlopes de Bruxelles. Empreint de naturalisme, le texte d'Eekhoud délaisse rapidement l'étude du réel pour faire place à une rêverie aux accents panthéistes. L'écrivain y convoque des mythes qui inspirent les artistes belges de son époque, le mysticisme moyenâgeux, la figure du gueux légendaire, ou encore des doctrines telles que celle de la terre et des morts de Maurice Barrès. Toutefois, ces thèmes familiers de la littérature belge au tournant du siècle subissent chez Eekhoud un détournement ironique et sont finalement mis au service d'une cause fondamentale pour l'auteur de L'Autre vue, à savoir la défense d'un désir qui ne peut se dire que de manière détournée, une homosexualité qu'Eekhoud fait triompher par le truchement d'une passion nécrophile.
La "folie érotique et macabre" dans La Chevelure de Maupassant
Éric Tourrette
La nouvelle fantastique de Maupassant intitulée La chevelure (1884) présente un personnage d'aliéné explicitement qualifié de « nécrophile » par un psychiatre. Son journal intime, qui constitue le cœur de la nouvelle, retrace les étapes de sa plongée progressive dans une « folie érotique et macabre » : attrait mystérieux pour un meuble ancien ; exploration minutieuse et intrusive de ce meuble et de sa cache secrète ; découverte d'une énigmatique chevelure féminine, qui stimule aussitôt un désir morbide ; reconstitution fantasmatique du corps entier de la femme inconnue à partir de la chevelure, pour des étreintes passionnées et dérangeantes… Le lecteur ne sait trop où situer la limite précise entre le rêve et la réalité, la folie et la surnature. La nouvelle exploite toutes les ressources de la métonymie (le contenant est intimement imprégné du contenu) et de la synecdoque (la partie incarne virtuellement le tout), tout en jouant finement de l'équivoque sur le pronom personnel elle, qui en vient à superposer inextricablement la chevelure et la femme.
III. Pour une mythologie de l’amour des morts: histoires d’amour sans queue ni tête
Fatal Attraction: Loving the Guillotined Woman, from Washington Irving to Alexandre Dumas
Maria Beliaeva Solomon
Alexandre Dumas' 1848 novella, La Femme au Collier de Velours belongs to a centuries-old lineage of narratives about a young man courting a mysterious woman who conceals a fatal neck wound. Over the first half of the nineteenth century, this narrative template, now featuring a guillotined woman, becomes a relatively popular device for reflecting on the events of the Terror and its lingering presence in the French and wider European cultural imaginary, even and especially for those born too late to actually witness them. In this article, I trace developments and embellishments in the guillotined woman narrative from Washington Irving's "The Adventure of the German Student" (1824) through Dumas' novella. I argue that the self conscious repetition of this narrative both amplifies and ironizes the masculine anxieties it evokes. Through constant recirculation and reanimation, the guillotined woman becomes both a figure for the uncannily restored monarchy and an allegory of degraded cultural production.
Pouvoirs divins de l'amour: Deuil, résurrection et extases dans les représentations de Marie Madeleine du XIXème siècle
Mathilde Leïchlé
Marie Madeleine est souvent connue pour être la supposée amante du Christ. L'amour qu'elle lui porte se construit, dans les images, essentiellement autour de la mort, du deuil et de la résurrection. Incarnation du deuil, elle accompagne le corps agonisant puis mort de Jésus au moment de la crucifixion et de la mise au tombeau et devient, en pendant de la Vierge, l'image de la douleur qui s'exprime.
L'épisode de sa vie le plus représenté avant le XIXème siècle correspond au Noli me tangere, scène au cours de laquelle le Christ ressuscité se montre d'abord à la sainte. En 1863, Ernest Renan publie la Vie de Jésus dans laquelle il décrit cette résurrection comme le fait d'une hallucination de Marie de Magdala, amoureuse et rendue folle de douleur par la crucifixion. Cette affirmation souligne l'importance de la sainte qui inventerait, ainsi, par amour, le christianisme et provoque aussi des iconographies nouvelles.
La Légende dorée et les hagiographies prolongent la vie de la sainte après la résurrection et racontent sa retraite en France, dans la grotte de la Sainte-Baume. Dans cet ermitage, elle prie devant la croix, souvenir du Christ qu'elle enlace, inspirant des scènes aux évocations érotiques – petite mort confondant la vie et l'au-delà, pouvoirs divins de l'amour. L'ésotérisme fin-de-siècle la rapproche enfin d'Isis qui ressuscite son frère Osiris en le momifiant pour être fécondée par lui, dépassant la mort par l'amour.
Isabelle Eberhardt, Rachilde and Queer Sexualities: Pygmalions Nécromanciens and Mortes amoureuses
Céline Brossillon
The myth of Pygmalion and the motif of the morte amoureuse pervade the Francophone literature of the nineteenth century. From Romantic ghosts to Decadent female corpses, male authors spin tales of necrophilia. Animated by the male lover's thoughts and desires, women are often simply ventriloquized through the male narrator, a sort of Pygmalion nécromancien. Within this patriarchal discourse of silenced females, Isabelle Eberhardt and Rachilde innovate the genre by giving a voice to their female characters, whether as subject (Pygmalion) or object (morte amoureuse). At a time when women were expected to write about marriage and motherhood, these quintessential rebel female figures revisit common masculine tropes through a feminist lens.
If Decadence is about disease and decay, the mortes amoureuses of Rachilde and Isabelle Eberhardt are not decomposing bodies, but they are monstrous in other ways for the male character they encounter: they have feelings. Infernalia: Volupté sépulcrale by Isabelle Eberhardt, and Monsieur Vénus and La Tour d'amour by Rachilde, discuss female pleasure, or lack thereof, due to men's impotence (both emotional and physical). They emphasize the unilaterality of masculine desire, and deflate the male's ego by suggesting his inability to elicit pleasure. In their versions of the myth, Pygmalion is a failure as the female body remains immune to his attempt at ventriloquization. This essay aims to study how these two avant-garde women, cross-dressers and boundary breakers, dealt with sex, gender and deathly desire in an effort to subvert the hetero-patriarchal foundations of the Decadents' world-view.
Notices biographiques des contributeurs de ce volume
BOOK REVIEWS
Balzac penseur ed. by Francesco Spandri (review)
Dorothy Kelly
Kristeva in America: Re-Imagining the Exceptional by Carol Mastrangelo Bové (review)
Gerald Prince
The Erotics of Materialism: Lucretius and Early Modern Poetics by Jessie Hock (review)
Robert J. Hudson
Les Fleurs du Mal. La résonance de la vie by Jean-Claude Mathieu (review)
Andrea Schellino